On dit souvent que la bière est un lubrifiant social, et pour cause, l’avènement des tavernes et autres joyeusetés ont toujours eu une bière en arrière-plan qui sert d’accessoire à la socialisation des gens entre eux. Je vois souvent des clients au bar commencer à papoter sans se connaître car l’alcool même à faible dose permet de désinhiber les choses et renforce le courage de discuter avec un ou une inconnue.
On a tous eu ce moment où un proche ne va pas bien et on lui propose d’aller boire un verre pour un peu oublier les choses, pour papoter, se changer les idées, et figurez-vous que John “Chickie” Donohue a appliqué ce principe plus qu’à la lettre.
Remise en situation
Nous sommes en 1967 et c’est la fameuse guerre du Vietnam, conflit tristement célèbre et maintes fois repris dans les fictions pour nous faire croire que les américains étaient ressortis vainqueurs de ce conflit alors qu’en réalité, ils n’ont jamais vraiment gagné quoique ce soit dans ce conflit.
On ne sait pas exactement quand le conflit a officiellement éclaté, si les historiens parlent de 1955, nombreux sont ceux qui s’accordent à dire que la paternité de ce conflit est liée au gouvernement Kennedy qui a envoyé plus de 15 000 conseillers militaires dès 1961.
La France n’est pas vraiment mêlée a conflit, déjà bien assez occupée à essuyer les plaies de la guerre d’Indochine (anciennement située aux actuels Laos, Cambodge et Vietnam), une guerre de décolonisation engagée par des résistants anti français qui donna lieu à une défaite cuisante de la France et un bilan de près de 500 000 victimes. La principale défaite a eu lieu à Dien Bien Phu, ce qui donna lieu aux accords de Genève, la fin de la Fédération Indochinoise et la création du territoire Vietnamien scindé en deux états qui, un an plus tard, commenceront à se battre pour une revendication de souveraineté de chacune des parties face à l’autre.
Ce conflit oppose donc à la base le Nord Vietnam appelé République démocratique du Viêt Nam, et la République du Viet Nam dit aussi Sud Vietnam, un conflit Nord/Sud soutenu d’une part par le bloc de l’Est et la Chine, et de l’autre par les américains, les australiens, les sud coréens, les thaïlandais et les philippins.
Au départ, on assiste à une guerre fratricide entre deux camps opposés politiquement, chaque partie est aidée par des alliés sur fond de guerre froide car, on le sait, beaucoup de conflits armés contemporains sont pilotés en sous marin par d’autres puissances prêtes à fournir de quoi se battre aux camps opposés, l’Afghanistan en est un triste exemple encore aujourd’hui.
Les américains ne se mêlent donc pas directement au conflit, mais en 1963 le président sud-vietnamien est renversé puis assassiné durant un coup d’État soutenu par les Yankees (alors qu’initialement ils soutenaient le sud-vietnam, rappelons le). Le nouveau régime en place s’avère proprement inefficace face au conflit et c’est en 1965 que le président Lyndon Johnson envoie des troupes en masse pour intervenir sur le vol. Bien entendu, les américains ne sont pas philanthropes, ils ont un intérêt derrière, tout comme en Irak et ailleurs (et les USA ne sont pas les seuls “libérateurs” dans l’histoire contemporaine soyons clairs).
L’intervention américaine prendra fin avec les accords de Paris en 1973 et les combats quant à eux, cesseront officiellement le 30 avril 1975 après la chute de Saïgon et la victoire de la République Démocratique du Vietnam. S’en suivra une réunification qui donnera lieu au Vietnam que nous connaissons aujourd’hui.
Le bilan est très lourd, sur 3.5 millions de soldats envoyés, presque 60 000 furent tués et des centaines de milliers furent blessés ou traumatisés, et on ne parle pas des morts civils ou militaires côté vietnamiens qui se comptent en millions. Je vous ai fait une rapide mise en situation, mais en vrai, il faudrait des heures de lecture pour comprendre et analyser tous les rouages qui composent ce conflit qui fut au départ une guerre indirecte issue de la guerre froide avant de finir par être un véritable bourbier dans lequel se sont engouffrés les américains qui aujourd’hui encore ont du mal à digérer ce passage de leur histoire, souvent glorifié par un Hollywood propagandiste pour essayer de faire oublier au peuple un échec cuisant et un coût financier et humain colossal. Ce conflit a eu d’ailleurs un nombre immense de détracteurs, un conflit moral opposant des pro guerres à des pacifistes qui combattent leurs idées pendant que des jeunes américains étaient envoyés dans une guerre dont ils ne comprenaient même pas les véritables enjeux contrairement à la seconde guerre mondiale dont le but de l’intervention était beaucoup plus clair et accepté par l’opinion publique.
Et c’est en plein milieu de ce conflit que débute l’aventure de notre héros du jour : John “Chickie” Donohue!
Quand une conversation de bar absurde devient réalité
Comme je le disais en introduction, nous sommes en 1967, la guerre au vietnam bat son plein, les pro guerre et les anti guerre manifestent à tour de bras et s’écharpent dans les rues, bref, les américains sont dans une totale incompréhension et notre amie Chickie lui, est un pro guerre, tout du moins il approuve l’intervention de son pays.
Notre ami a servi durant 4 ans dans les Marines mais il n’a pas pris part au conflit, il connaît peu le Vietnam où il y est allé en tant que marin marchand. En novembre 1967 il prend un verre chez Doc Fiddler’s un de ses bars favori au 275 Sherman Avenue dans son quartier natal de Inwood quand la télévision diffuse un reportage sur les manifestants anti-guerre de Central Park. Au sein du bar c’est l’agacement qui se fait entendre, ces gens sont jugés comme des idéalistes rêveurs et naïfs et c’est là que le barman George Lynch leur dit que ces hommes mériteraient une bonne tape dans le dos et une bière bien fraîche, et Chickie pris cela au pied de la lettre et décida de s’engager dans cette aventure rocambolesque. Lynch, le barman, était un patriote pur et dur qui organisait des défilés locaux, autant dire que son influence sur Chickie était bien présente.
Il faut dire que notre héros connaissait pas mal de ses amis et voisins engagés dans le conflit, et bon nombre d’entre eux avait déjà été tués au front, de quoi motiver encore plus notre ami qui voulait à tout prix réalisé quelque chose qui compte, même si cela pouvait sembler aussi dingue qu’apporter de la bière à ses amis.
Chickie n’est pas non plus un bleu, il a officié dans la Marine, savait manier les armes, mais il n’a jamais eu l’occasion de participer à un conflit armé et un sentiment de frustration se faisait sentir voyant que du haut de ses 26 ans, il se sent inutile tandis que ses camarades combattaient au front, des gars qu’il connaissait bien, des voisins, des amis, des anciens camarade d’école, des amis de son petit frère, bref pour lui c’est décidé, il va venir faire une tournée de bières auprès de ses amis!
Il faut aussi comprendre que la motivation de Chickie vient également de son soutien pro-guerre en totale opposition avec les manifestants anti-guerre qu’il détestait, notamment dans leurs discours qualifiant les soldats d’assassins et de tueurs d’enfants entre autres, pour lui c’est un ramassis de sottises et il refuse de croire que ses camarades sont de tels monstres sanguinaires (spoiler : les américains aussi bien que les vietnamiens ont commis des atrocités).
En route pour un petit aller retour qui dura beaucoup, beaucoup plus longtemps que prévu
Le projet de Chickie fait des émules et très vite, les gens lui demandent de rapporter des choses à leurs proches, mais il refuse et préfère se concentrer sur son objectif principal : la bière!
Grâce à sa carte de marin, il trouve rapidement un poste sur le pétrolier Drake Victory qui part au Vietnam pour livrer des munitions, Donohue est en mer, les bières sont chargées, l’aventure peut commencer!
Nous sommes en janvier 1968, Chickie arrive au bout de 2 mois de mer à destination. Notre messager houblonné est vêtu en civil, il a une chemise à carreau et un pantalon en velours côtelé, son allure est si étrange que les soldats pensent qu’il fait partie des services du renseignement, ce qui lui permet de passer facilement dans les rangs pour chercher ses camarades dans la petite liste qu’il s’était faite au moment de partir.
Il commença par un certain Duggan, qui combattait à Khe Sanh. En se rendant là-bas, il dit à tout le monde qu’il est son demi-frère. Il parvient à destination via des multiples convois militaires, des avions et même des hélicoptères et rapidement il s’attire la sympathie de soldats de rangs inférieurs qui veulent l’aider à réussir son périple et sa mission. Au final, le premier de la liste à rencontrer notre ami est Tommy Collins, qui le voit en civil, en pleine zone de conflit déambuler avec ses bières.
“Qu’est ce que tu fous ici” lui dit Collins qui n’en revient pas de voir son ami sur place, il raconte non sans humour combien il a halluciné de voir son “buddy” habillé comme s’il allait faire un golf entre les zones de guerre armé de ses canettes de bières. Une fois Collins rayé de sa liste, Chickie reprend sa quête vers ce fameux Duggan, il met le cap en faisant du “Hélicoptere stop” (oui oui) vers un avant poste de Quang Tri.
“Chickie! Putain de merde! Mais qu’est ce que tu fous ici?!” lui dit Duggan en le voyant lui aussi arriver en civil. “Je viens t’apporter de la bonne bière de New York” lui répond avec une totale désinvolture son camarade. Soudain, les troupes ennemies commencent à tirer et Duggan balance ni plus ni moins qu’un lance grenade M 97 à Chickie pour se défendre. Autant vous dire que notre porteur de bières n’a pas pris la peine de jouer les Chuck Norris ou les Rambo, une fois la poussière retombée et ses esprits retrouvés il voit Duggan et deux de ses camarade s’ouvrir les canettes et prendre une gorgée de bière, une chose qu’ils n’avaient pas fait depuis longtemps!
Allez on rentre au bercail !
Au final, dans sa quête haute en couleurs (que je vous invite à découvrir dans l’excellent ouvrage “The Greatest beer run ever”), il ne trouva que 4 des six hommes de sa liste car l’un était mort durant son périple et l’autre fut rapatrié car atteint de paludisme. Durant son séjour, il a pu raconter aux troupes ce qu’il se passait au pays, du nouvel album de Jefferson Airplane en passant par des nouvelles sportives, Chickie commençait à se faire des amis et son aventure farfelue était jugée comme celle d’un gars au grand coeur mais quelque peu frapadingue.
Mais les soldats sur place, bien qu’adorant leur compatriote lui disent en chœur qu’il doit rentrer, un des soldats lui dira même avec étonnement “Tu es en train de me dire que tu n’as pas besoin d’être ici et tu es quand même là?”. Jouant cette fois-ci la carte de la raison, il repart pour Saigon quelques semaines après la réflexion de ce soldat pour prendre un vol à destination de Manille d’où il pourra prendre un navire pour retourner à la Grande Pomme.
Problème : Saigon est envahie durant l’offensive du Têt et les Vietcongs abattent carrément des gens devant l’ambassade américaine. Miraculeusement, notre héros farfelu parvient à passer entre les gouttes et rentrer directement dans son bar favori : Doc Fiddler.
Mission accomplie!
Lynch n’en revient pas, non seulement il a réussi à partir, mais en plus il a donné des bières et il est revenu en un seul morceau! Lynch que l’on surnommait le Colonel lève un toast à Chickie et très vite il devient célèbre dans son quartier.
Cependant, pour Chickie la désillusion est totale. Celui-ci se rend compte combien le conflit là bas est idéalisé par le gouvernement pour ne pas choquer l’opinion publique. De son périple il aura pu entendre et voir les horreurs perpétrées durant le conflit, y compris du côté de ses pairs dont certains, ont viré leur cuti une fois embourbés dans les champs de bataille. Il devint partisan des manifestations contre la guerre, il voulait voir ses amis rentrer sains et saufs, et heureusement, parmi les 4 copains de sa liste, tous rentrèrent sains et saufs et continuèrent de trinquer avec lui encore aujourd’hui.
Collins dira d’ailleurs : “Il est arrivé à un moment où la société ne voulait pas de nous et où les manifestants étaient contre nous. Mais c’est Chickie. C’est l’un des gars les plus gentils mais les plus fous que vous vouliez rencontrer.”
Une histoire méconnue en passe de devenir une histoire digne d’Hollywood
Au quartier d’Inwood peu de gens si ce n’est les plus proches ne croyaient à l’histoire de Chickie et pourtant, tout est vrai. Certains vétérans qui avaient vu Chickie ont dit que c’est grâce à lui qu’ils purent s’accrocher pour combattre leur stress post-traumatique, car en voyant un petit gars comme lui débarquer de nulle part avec des bières pour dire à ces gars épuisés “allez courage! Voici une bière pour te remonter le moral!” ils savaient que pas tout le monde ne les rejetait.
Aujourd’hui Chickie a 82 ans, il a publié le récit de son aventure en 2017 et petit à petit il a connu son petit succès avant d’arriver entre les mains d’Hollywood qui vit en son aventure une véritable épopée épique à retranscrire sur grand écran. C’est le 30 septembre prochain que sortira une adaptation de son histoire en salle et sur Apple + intitulée comme le livre : The Greatest Beer Run Ever avec pour interpréter Chickie, Zac Efron mais aussi Russel Crowe et Bill Murray.
Pour celleux qui se demandent, les bières que Chickie amena étaient des Pabst Blue Ribbon et des Schlitz, des bières industrielles classiques américaines mais qui à l’époque cartonnent sur les terres de l’oncle Sam. Pour l’anecdote, la naïveté de Chickie fut telle que celui-ci pensa que son périple durera quelques jours, de fait, il dura deux mois rien que pour arriver, donc il a bu toutes les bières et il lui a fallu refaire un plein à destination, heureusement il est parvenu à trouver un fournisseur de bières US avant d’entamer ses recherches.
Cette histoire rocambolesque prouve ainsi le rôle social que peut avoir la bière pour beaucoup, un rôle social, de réconfort, pas forcément lié à l’alcool mais au partage et à l’insouciance. Si j’ai eu envie de parler de cette histoire, que je connaissais bien avant qu’Apple en fasse un biopic, c’est aussi parce que la bière outre ses techniques ou ses styles, c’est aussi un personnage à part entière qui a façonné notre histoire dans des fresques épiques ou dans de petites aventures incroyables comme celle-ci. Des libations funéraires, aux rites de passages africains en passant par les luttes politiques incas ou les trop peu connues ale wives, la bière fait partie de notre histoire à travers un tas de sujets différents. Ici elle est juste le prisme à travers lequel un petit gars se sentant impuissant face à l’horreur a décidé d’aller encourager ses amis qui risquent leurs vies dans un conflit que lui-même ne comprenait pas et dont l’aventure le changera à tout jamais.
Chickie a utilisé la bière comme le reflet de son amitié et sa loyauté envers ses amis, l’excuse de la bière pour leur donner une tape dans le dos, pour leur dire qu’ils n’étaient pas rejetés, pas seuls, et tout le monde sait que les guerres font des ravages dans tous les camps. Le conflit Vietnamien a été un élément important de l’histoire contemporaine américaine qui en a traumatisé plus d’un, suffisamment pour que le cinéma essaye tant bien que mal de masquer la défaite américaine malgré que certains réalisateurs comme Coppola aient su retranscrire avec brio l’atrocité du conflit aussi bien du côté américain que Viêt-Cong.
Je me suis dit que pour conclure cet été et avant de reprendre une série d’articles plus terre à terre sur des dégustations, sujets d’actualités et autres sujets historiques plus généraux, que vous parler de l’histoire de HMS Menestheus puis de celle de notre amie Chickie saurait vous apporter un peu de détente en cette fin d’été.
Si l’histoire de Chickie vous a plu, foncez vous procurer comme moi le livre retraçant son aventure et si vous le pouvez, allez voir son biopic qui sort le 30 septembre prochain, dont je vous ferais la critique sur le Podcast!
Sources :
https://www.wearethemighty.com/mighty-trending/greatest-beer-run-ever-donohue/
https://nypost.com/2020/11/07/meet-the-man-who-brought-his-buddies-beer-in-the-vietnam-war/
https://taskandpurpose.com/history/chick-donohue-vietnam-greatest-beer-run-history/
https://allthatsinteresting.com/john-chickie-donohue
The Greatest Beer Run Ever – John “Chick” Donohue et J.T. Molloy (2017)
Sources videos :
Excellente histoire et très bien narrée, merci pour le partage ! Comme quoi la bière, et l’alcool en général, ça rapproche 🙂
Merci beaucoup !