L’Abbé Bière, je suis sûr et certain que bon nombre d’entre vous ont déjà évoqué ce jeu de mot facile pour un nom de bière, mais si je vous dis que non seulement cette bière existe bel et bien désormais, mais qu’en plus, elle est brassée par les compagnons d’Emmaüs Var avec le houblon qu’ils cultivent ?
J’ai récemment été invité par Simon, le responsable de Emmaüs Var, situé à la Seyne sur Mer pour visiter la brasserie et déguster les bières de l’équipe. Une journée hyper enrichissante aussi bien sur le plan brassicole que sur le plan humain. Mais avant de vous parler de ce projet fou, laissez moi vous rappeler un peu ce que c’est que Emmaüs.
Petit rappel sur Emmaüs
Emmaüs Var est une association née en 1984, faisant parti du mouvement Emmaüs, créé par l’Abbé Pierre, de son vrai nom Henry Grouès, né en 1912 et décédé en 2007. Le mouvement débute en 1949 lorsque l’Abbé Pierre achète une maison en région parisienne qu’il jugera rapidement comme trop grande. Celui-ci utilisera donc l’espace jugé en trop pour y créer une auberge de jeunesse internationale qu’il nommera Emmaüs.
La même année, il rencontre un certain Georges Legay, dépressif et suicidaire et en voulant le convaincre de rester en vie, il lui propose de l’aider à aider les autres. Georges deviendra donc officiellement le premier compagnon d’Emmaüs, c’est ce qu’on peut interpréter comme le véritable acte fondateur d’Emmaüs.
En 1954, l’hiver se veut extrêmement rude, beaucoup de gens dorment dans la rue à la suite des pénuries de logement post seconde guerre mondiale et l’abbé lance son célèbre appel radio.
« Mes amis, au secours ! Une femme vient de mourir gelée cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée »
Un appel qui sera entendu puisqu’un élan de bonté déferlera de toute part, posant ainsi les bases fondatrices du mouvement Emmaüs afin d’organiser cette collecte de dons.
Comment fonctionne Emmaüs ?
L’association fonctionne en communautés, on en compte actuellement 123 dans le pays. Ce sont des lieux d’accueil, de vie, de travail et de solidarité. L’accueil se veut inconditionnel, la communauté vit de son activité de récupération, et chaque compagnon peut rester autant de temps qu’il veut tant qu’il suit les règles de vie en communauté. On compte près de 3880 compagnes et compagnons accueillies dans les communautés, l’association Emmaüs Var ne dispose d’aucune subvention et est autosuffisante comme toutes les communautés Emmaüs au départ.
Sans aller dans le détail, les compagnons vivent en communauté et sont logés, nourris et blanchis. Ils disposent chaque mois d’une allocation communautaire qu’ils peuvent utiliser comme bon leur semble et participent aux actions de solidarité de la communauté.
L’activité d’Emmaüs Var permet de générer des ressources pour continuer de fonctionner sans subvention mais aussi de générer des actions de solidarité à l’échelle locale, nationale et internationale.
Si vous n’êtes pas allé à Emmaüs, c’est simple, chaque boutique est divisée en plusieurs zones, bibliothèque, meubles, hifi vidéo etc… et vous pouvez acheter à prix réduit des objets donnés par le gens qui ne s’en servent plus.
Cependant, chaque entité peut créer des projets de manière indépendante. Certains Emmaüs ont créé des boutiques urbaines par exemple, et pour le cas de Emmaüs Var, après la création d’une menuiserie en 2018, un projet de houblonnière a été lancé.
Quand Emmaüs cultive le houblon
Tout a commencé il y a 5 ans, la communauté lance un projet de houblonnière, dont la récolte alimenterait les diverses brasseries locales et permettrait d’y brasser une bière Emmaüs Var afin. Rapidement, l’idée bifurque sur une brasserie interne en sus du projet de houblonnière et pour cause.
Sur son domaine de 11 hectares, situé dans le Haut-Var, l’association décide de dédier un hectare à la culture du Houblon. Tout est à faire, que ce soient les accès, la plantation des houblons, ou encore l’aménagement de la brasserie. Seul élément qui n’a pas eu besoin de trop de travaux : la maison, qui sera aménagée pour accueillir 4 compagnons dont nous parlerons plus loin.
Cultiver du houblon dans le Sud Est n’est pas une mince affaire, il faut une zone propice, un terrain adapté, et une variété de houblon qui résiste au climat très largement différent de celui du Nord de la France. Sur ce terrain on cultive donc du houblon Cascade et du houblon Late Cluster.
Le houblon étant une plante grimpante, il aura fallu faire venir 108 poteaux, de 8 mètres et 200 kilos, pour que la plante puisse pousser convenablement, une véritable expédition qui aura épuisé l’équipe vu que, pour l’anecdote, le chauffeur n’a pas voulu aller au bout du terrain et a laissé la marchandise quasiment sur la voie publique. Une course contre la montre pour la communauté, afin de pouvoir rapidement ramener ces poteaux sur le futur champ de houblon.
Aujourd’hui on retrouve donc un magnifique champ de houblon cultivé par René, qui est uniquement utilisé par la brasserie, orchestrée par Robert, le compagnon brasseur.
Du champ à la bière
Initialement, la brasserie Emmaüs ne devait pas exister, c’était, comme je l’évoquais, une houblonnière uniquement qui devait se positionner. Or, l’occasion était trop belle pour ne pas tenter une vraie aventure brassicole.
L’association trouvera de l’aide auprès de la brasserie de la Rade à Toulon, fondée par Simon et Charles, et dont nous avons souvent parlé ici. Deux personnes que je connais personnellement et que j’apprécie beaucoup. Emballés par le projet, nos amis et leur équipe accueillent l’un de ses compagnons en formation chez eux, ce sera donc Robert, un Slovène quinquagénaire au parcours atypique (comme beaucoup de compagnons) qui apprend durant un an et demi les rouages de la bière.
La brasserie est donc opérée par 4 compagnons, Robert le brasseur, mais aussi son assistant brasseur Barthélémy, ancien casque bleu, René, le houblonnier initialement maraîcher en Espagne, et enfin Joseph un Polonais au passeport Libérien (oui oui) qui aide lui aussi à la tâche aussi bien au champ qu’à la brasserie.
Une gamme variée aux étiquettes colorées
Ne pensez pas que parce que c’est Emmaüs, alors vous aurez des bières un peu “cheap” aux étiquettes bateau…que nenni ! Elmer, graphiste, bénévole et artiste tatoueur (entre autres), a élaboré avec l’équipe pas moins de 5 étiquettes de bières sur lesquelles on retrouve plusieurs monstres de type Kaiju inspirés de l’univers de Godzilla et Ultra man ainsi que des citations de l’Abbé Pierre.
On retrouve donc :
L’abbé Bière : bière blonde
Sans Sub’(vention) : bière blanche au citron vert
Sans Voix : Une IPA aux houblons de la brasserie
Sans Dec’(conner) : Bière ambrée
Sans Pap'(ier): bière brune en cours d’élaboration (au moment où j’écris l’article)
Le matériel de la brasserie est l’ancienne unité de brassage de La Rade, avec également leur ancienne unité d’embouteillage de chez GAI. Les machines de la houblonnière sont quant à elles des machines de récup’ d’origine polonaise pour certaines remises à neuf, voire carrément bricolées pour pouvoir fonctionner correctement.
La brasserie propose ses bouteilles et fûts à la vente à celles et ceux qui en veulent parmi les pros, qui doivent pour l’instant, venir les chercher directement afin de partager un moment à la communauté. Les fûts sont des fûts inox 20l qui font partie de leur propre parc de fûts.
Il est possible de les déguster directement à la boutique Emmaüs durant ses heures d’ouverture dans leur petit bar tout en récup’ tenu par les adorables Phillips et Nadine. Le mobilier est d’ailleurs du mobilier retapé et reconstruit par des compagnons ébénistes et ferronniers qui refont également un grand nombre de créations à partir de vieux meubles pour ensuite les revendre. Pour avoir vu la boutique, je peux vous dire que ces meubles n’ont rien à envier à ceux vendus dans des magasins haut de gamme !
Les bières sont excellentes, ce serait mentir que dire l’inverse, elles ont même été récompensées dans des concours locaux c’est dire !
Mais au-delà de la brasserie, c’est avant tout l’histoire et les gens de ce projet qui m’ont particulièrement touché.
Voir une communauté de gens, aux parcours aussi atypiques, compliqués, bardés parfois de traumas, aussi soudée et heureuse est quelque chose qui, en cette période sombre, fait un bien fou.
Une lueur d’humanité dans un contexte obscur
Cela va sans dire, la période à laquelle cet article est écrit est très compliquée. Montée en force des extrêmes, obscurantisme, crise économique… le vivre ensemble passe mal et les gens oublient de plus en plus de se soutenir.
Voir une communauté de gens, aux parcours aussi atypiques, compliqués, bardés parfois de traumas, aussi soudée et heureuse est quelque chose qui, en cette période sombre, fait un bien fou.
J’entends ça et là les diverses critiques sur la peur de l’étranger, la peur de l’autre, alors que tous ces gens qui participent à cette aventure, et même ceux qui n’y sont pas mais sont dans les mêmes cas de figures, ne sont pas des personnes venues ici pour profiter d’un système. Emmaüs, au-delà d’être une entité qui aide ceux que l’on peut appeler les sans voix, ou les invisibles, est aussi révélatrice de leurs talents, de leur capacité à prouver qu’ils sont comme tout le monde si ce n’est pas plus encore.
Quand je vois la qualité des bières brassées, l’implication des compagnons houblonniers dans leur champ, ceux qui s’occupent de la boutique, ceux qui tiennent le bar, ceux qui fabriquent du mobilier etc… on ne peut qu’être heureux de voir que des entités comme cela existent quand les gouvernements censés les protéger les ont mis de côté.
Lors de cette journée j’ai pu rencontrer ces bénévoles et ces compagnons, apprendre un peu de leur histoire et j’ai chaque fois eu un sourire communicatif, des échanges enrichissants et j’ai aussi eu la chance de voir les locaux de la communauté, et je peux vous dire que ces gens sont réellement dans un environnement sain et sécurisé, comme le voulait l’Abbé.
Bien entendu, un tel projet a créé quelques grincements de dents chez d’autres communautés, l’alcool étant perçu comme quelque chose de péjoratif, toutefois, Simon me signalait le sérieux des compagnons quant à leur consommation qui est nulle durant le service et très modérée en dehors du service. Beaucoup ne veulent pas gâcher leur chance de bien vivre dans cet environnement, ils respectent les règles et comme je l’évoquais plus haut, certains sont sur place depuis des décennies, et certains anciens compagnons sont désormais bénévoles ou salariés de la communauté.
Outre quelques dissonances internes entre communautés, le contexte actuel a provoqué quelques levées de boucliers chez les plus fermés d’esprits. Beaucoup voyant d’un mauvais œil une communauté d’étrangers s’installer près de chez eux, la peur de l’autre comme toujours, malheureusement. Mais la communauté a aussi de très nombreux soutiens qui, tout comme moi et d’autres confrères et consœurs du milieu, trouvent ce projet formidable et géré d’une main de maître par ces compagnons et bénévoles.
Une bouffée d’oxygène
Cette visite m’aura réellement enrichi personnellement, pouvoir découvrir des compagnons aussi attachants et intéressants à travers un projet qui touche ma propre passion c’est quelque chose qui m’a vraiment beaucoup marqué.
Cela va sans dire que je proposerais ces bières à la Biere Academy, et je ne serais pas le seul bien évidemment. Des idées de projets et d’évènements sont également en discussion.
Cette nouvelle brasserie est une vraie petite bouffée d’air frais dans un climat tendu où les fermetures et les difficultés vont bon train. Merci encore à Simon et toute son équipe pour leur accueil, leur gentillesse et leur bonne humeur durant cette superbe journée où j’ai eu un véritable coup de cœur comme je n’en avais rarement eu dans la bière depuis presque 15 années à fréquenter le monde brassicole.
Encore un bel article !!
Merci de nous faire partager ta passion de la bière et de nous faire découvrir des productions proches de nous !!
Respect.