Ils sont là, ils sont partout, impossible de ne pas les voir : les brasseries industrielles!
Vues comme le diable incarné par la majorité de la communauté Beer Geeks, elles sont néanmoins un acteur majeur du milieu brassicole. Bien entendu, ne vous attendez pas ici à ce que je vous en fasse une éloge, ce n’est pas le but, et je ne pense pas forcément du bien d’eux, toutefois il est important de souligner leur importance.
Quand je vous parle d’importance, ce n’est pas dans le sens où il faut les aimer, mais dans le sens où il faut savoir prendre à son avantage, en tant qu’indépendant, leur domination sur le marché.
Un rapide rappel historique
J’en ai parlé plusieurs fois, et notamment à travers un article en 3 parties expliquant, de mon point de vue, les différentes stratégies mises en place par ces grands groupes, mais il est important de contextualiser avant tout, les éléments dont on va parler.
Pour la faire courte, les industriels ne sont que des brasseries qui ont été là au bon moment et au bon endroit. Que ce soit les brasseries américaines, ou celles qui sont nées dans des zones peu touchées par les différents conflits européens, ce sont ces brasseries qui ont su prospérer et rester en vie par rapport à leurs concurrents plus malchanceux. Je parle bien sûr d’un point de vue général, certaines grosses brasseries ont subi de plein fouet certains conflits et ont su se relever rapidement.
Guerres, crises économiques, prohibition, autant d’événements qui ont coûté la vie à de nombreuses brasseries, à une époque où l’on avait autant de brasseurs que d’épiciers dans une ville, dès lors que l’industrialisation a pris le pas et que la bière a été enlevée des foyers domestiques (et des femmes sigh), pour en faire un business lucratif.
Ces différentes sociétés ont su s’allier, grossir, racheter pour petit à petit asseoir leur domination au moment où les plus petits ne tenaient plus la cadence. Il faudra attendre le début des années 80 aux USA puis le début des années 2000 en Europe, pour que le “craft” ou tout du moins les brasseries indépendante et artisanales refassent surface, amenant avec elles une pléthore de recettes nouvelles ou anciennes et délaissées (comme les IPA).
L’industriel est le point d’entrée dans la bière très souvent
Cette domination industrielle a fait que rares sont ceux qui, avant la révolution brassicole, ont eu la joie de découvrir ce qu’est qu’une vraie bière artisanale. Nous avons tous plus ou moins commencé nos dégustations sur de bonnes vieilles bouteilles vertes ou des bières d’abbaye au storytelling travaillé mais bien souvent romancé.
On a tous eu droit à découvrir nos premières Pils ou Lager, puis des bières un peu plus dense en bouche comme celles de style Belge. La plupart des gens n’ont commencé à découvrir d’autres bières, plus artisanales, qu’au détour d’un voyage en Belgique, ou dans les régions environnantes.
Difficile en dehors de cela, à l’époque, de passer à côté d’un industriel. Certes, si vous alliez en Allemagne, vous pouviez tomber sur une brasserie institutionnelle ou très ancienne comme la Weihenstephaner, mais les styles Allemands classiques, les plus répandus, étant souvent similaires à ceux des grands groupes, votre palais avait du mal à se faire surprendre, et c’est compréhensible.
Les Belges, eux, ont des styles un peu plus variés et caractéristiques, ce qui fait qu’il n’est pas rare d’entendre quelqu’un vous parler de bières Belges quand on lui évoque des bières non industrielles. Bien sur, il existait encore quelques rares brasseries artisanales en France ou ailleurs, mais elles étaient tellement petites et peu répandues qu’on ne pouvait les découvrir qu’au détour d’un supermarché si on était un local, soit au détour d’un passage touristique. La bière artisanale de l’époque tenait plus d’un souvenir touristique comme on prend un bon fromage, que d’un produit qu’on est capable de trouver à tous les coins de rues comme aujourd’hui dans la plupart des régions.
Ainsi, pour tous ceux qui ont découvert parmi les premiers, les bières craft du début de la révolution brassicole, que ce soit en Europe ou plus tôt aux USA, leurs premiers émois houblonnés furent pour la très grande majorité avec des bières industrielles classiques, puis un passage par des bières plus traditionnelles (Belges ou Allemandes) avant de découvrir les pépites que l’on a aujourd’hui.
Petite précision : je ne dénigre en rien les bières Belges ou Allemandes, au contraire, je dis simplement qu’elle étaient à l’époque, parmi les seules à se démarquer des industrielles fadasses de l’époque. Demandez à de nombreux Beer Geek, ils ne rechignent pas une Orval ou certaines belles Blondes Allemandes.
Les nouvelles gammes industrielles permettent de se diriger vers le vrai craft
Aujourd’hui, à travers de nombreuses discussions, les nouveaux entrants dans la découverte de la bière artisanale ont un peu plus de choix.
Voyant que les brasseurs fourmillait d’idées de recettes pour se démarquer des industriels, forcément, ceux-ci ont voulu s’accaparer le marché, tout du moins une partie. Il faut dire que les nouvelles techniques, l’évolution des mentalités, et surtout l’arrivée des réseaux sociaux, ont permis aux petites structures de se faire connaître et créer ainsi une véritable nébuleuse de brasseries autour de laquelle gravitent désormais une ribambelle d’autres entreprises et acteurs liés à ce milieu. On a aujourd’hui un grand nombre de fournisseurs de matériel amateur, pro et semi-pro, des auteurs, des podcasteurs, des cavistes, des applications web, des influenceurs, des zythologues, des écoles de formation etc… De quoi faire perdre la boule à des industriels qui, de par leur taille, n’ont pas la volatilité des plus petits, capables de s’adapter en un rien de temps à certaines situations.
Il faut dire que les petits ne veulent plus se faire écraser comme ce fut le cas avant. La donne a changé, les brasseries sont souvent assez solidaires, regroupées en alliances, en collab’, en événements, et une très grande partie refuse de vendre son âme au diable.
Certes, certaines brasseries comme Gallia par exemple (pour le plus récent) acceptent de céder à des grands groupes, mais le business model général n’est pas celui de startuppeurs voulant faire du bruit pour attirer un gros monstre prêt à les dévorer moyennant un beau billet.
Les grands groupes s’amusent donc à faire ce qu’on appelle désormais, du craft washing, et cela sous plusieurs formes. Tout d’abord il y a le plus classique, prendre un style qui fonctionne, et industrialiser, c’est le cas avec les IPA qui sont les styles qu’on retrouve le plus. On peut citer les bières fruitées, mais ce sont pour moi des échecs, vu qu’elles ont été vendues comme des bières féminines et qu’aujourd’hui cette stratégie marketing bancale se retourne contre ceux qui ont tenté d’attirer les femmes à la bière (chose en revanche bien amenée par le craft en général).
Il n’est donc pas rare de voir quelqu’un se “délecter” d’une IPA industrielle, appréciant donc avec surprise une bière plus amère et qui, par envie, va découvrir que les IPA se déclinent en un tas de styles différents (Hazy, DDH, Triple etc….) et en parallèle, va découvrir d’autres styles que les industriels ne se risquent pas (encore) à proposer comme les Imperial Stout, les Sour, les Gose etc…
Ensuite on a le craftwashing, à mes yeux, mensonger. On produit une bière qui s’apparente à une craft, mais celle-ci est en fait contrôlée par un grand groupe. La marque et le nom de la brasserie ne mentionnent nullement le groupe derrière, mais en creusant on sait que c’est un gros groupe qui est derrière. A ne pas confondre avec les bières mensongères, qui sont souvent des petites structures destinées à jouer la facilité en trompant le client sur du à façon (voir l’article dédié). Ici je vous parle d’une bière fabriquée non loin de la zone dans laquelle elle se vend le plus, dans une brasserie dont le nom n’évoque en rien un quelconque groupe industriel, et qui produit en masse et vend en masse. En général, cette stratégie permet ainsi aux plus gros de proposer des produits plus élaborés et périlleux habituellement réservés au “Craft” sans prendre de gros risques, et sans se prendre une vague anti industrielle vu qu’ils sont quasiment invisibles aux yeux du consommateur. La seule chose qui attire le regard des plus sceptiques, c’est quand ces bières et leur brasserie sortent de nulle part, avec de gros volumes et se retrouvent subitement dans tous les rayons, en partenariat d’un tas d’événements et j’en passe, c’est le cas par chez nous dans le Sud, mais c’est le cas ailleurs également.
Enfin, dernière forme de craft washing, toujours selon mon analyse personnelle, c’est le rachat de brasseries existantes et réputées. Inutile d’en faire la liste, elle devient longue malheureusement, et surtout le but ici n’est pas de faire du name dropping. Toutefois, c’est la stratégie la plus maline, vous reprenez une structure, vous améliorez sa structure sans toucher à son cœur, ce qui fait que la brasserie continue de produire ses gammes, et de tenter de nouvelles choses, et elle jouit du portefeuille et du réseau du groupe auquel elle appartient. La brasserie rachetée perd ses clients fidèles et anti-industrie, mais elle gagne beaucoup de clients dans le grand public.
De par ces stratégies donc, on a ainsi des produits en rayon qui permettent au consommateur actuel de découvrir une plus grande variété de recettes et de marques, qui, parfois, cohabitent dans les rayons avec de vraies crafts (quand elles ne sont pas mélangées avec les plus trompeuses d’entre elles).
Car il faut être conscient que toute brasserie est une société, et que pour survivre elle doit gagner de l’argent, et leurs créateurs doivent pouvoir vivre de leur passion. De fait, ce n’est pas les quelques Beer Geeks qui vont faire vivre une structure, c’est le grand public, celui qui ne connaît pas ou peu, mais qui est curieux et qui voit la bière artisanale comme un produit “luxe” ou tout du moins plus classieux, qu’une simple canette industrielle.
Ainsi, les gammes semi craft, le craft washing ou encore les fausses crafts, bien qu’on peut ne pas les apprécier, permettent au grand public d’avoir un point d’entrée. Aux brasseurs et autres acteurs du milieu craft de les attirer ensuite dans leur filets et de les convertir!!
Un mode de consommation différent
Petit point important aussi, les bières industrielles, une fois que l’on connaît le craft, restent un produit consommé occasionnellement par le grand public, mais sous un mode de consommation différent de l’industriel.
Certes, on voit énormément de gens sur les réseaux balancer sur Instagram et autres, des bières tous les jours, avec de belles photos, souvent des gammes onéreuses et très élaborées. Seul bémol, cela reste, vu le volume que l’on voit affiché chez certains, une consommation faite pour les plus aisés, en dehors de ceux qui en font une activité à part entière et donc ont la chance d’en recevoir par exemple.
Le craft est accessible bien entendu, mais il ne se consomme pas de la même manière. Impossible de lutter contre le pack de 12 ou 24 bières à 15€ maxi d’un industriel, quand vous en aurez pour plus de 50€ (voire 100€) avec des bières artisanales selon votre sélection. Mais une bière artisanale c’est cher et c’est normal et justifié, je vous invite à lire mon article sur le sujet d’ailleurs.
Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en dehors de certains Geeks (dont je fais partie), les gens vont consommer une bière industrielle sur certaines occasions, et de l’artisanal sur d’autres.
Prenons des exemples concrets. Vous allez à un piquenique sur une plage avec un tas de gens, si vous avez un budget limité (je veux dire par là, si vous êtes dans la classe moyenne voire un peu en dessous), vous n’allez pas forcément claquer une grosse somme pour amener de la bière qui ne sera bue sans réelle appréciation. La soirée, le piquenique ou autre, sont des événements qui souvent ne vont avoir la bière que comme un “objet” social et pas gustatif spécifiquement.
En revanche, un repas en petit comité, va amener le consommateur lambda qui connait le craft, à apporter une bouteille de bière artisanale comme on amène une belle bouteille de vin. Et d’aller chez son caviste bière pour se faire conseiller un produit.
L’industriel reste dans la consommation des gens, même après découverte de l’artisanat. Il est souvent inutile de payer un certain montant pour des bières qui ne seront pas appréciées à leur juste valeur, car une dégustation c’est aussi un contexte. Vous pourrez donner la meilleure bière du monde à une personne, si l’environnement n’est pas propice à la dégustation, elle ne saura pas du tout l’apprécier correctement, et la boira comme n’importe quelle boisson dans l’unique but de sustenter sa soif.
Cohabitation forcée mais finalement complémentaire
C’est donc là que l’on se rend compte que la craft et l’industrie sont complémentaires. Certes, je ne dis pas qu’elles doivent boire des canons et chanter à l’unisson mais chacune complète l’autre.
L’industriel amène la découverte de la bière aux premiers consommateurs pour la plupart des cas, le craft washing facilite la découverte d’autres styles et éveille la curiosité, et ainsi le consommateur se dirigera par curiosité sur du craft réel et indépendant qu’il adoptera bien souvent par la suite.
Sa consommation, en revanche, alternera entre industriel et craft. Industriel pour un déménagement, une grosse soirée, un concert, un passage dans un pub classique etc… En gros il boira ce qu’on lui propose ou ce qu’il peut se permettre à un instant T. Puis il boira du craft dans un bar craft, dans une dégustation personnelle ou en tout petit comité, au cours d’un repas ou même le temps d’un voyage. Sa bière artisanale constitue un plaisir différent d’un simple rafraîchissement ou “canon” sous la main mis là pour compléter un lien social existant.
L’industriel amène à l’artisanal désormais et non l’inverse. C’est aussi pour cela que le craftwashing existe, les industriels ont bien cerné le phénomène et essayent du coup de suivre leurs clients. Un consommateur lambda qui boit une industrielle, le but sera de l’amener sur une “craft” du groupe, à savoir une fausse bière craft ou une bière provenant d’une brasserie artisanale rachetée par celui-ci, ainsi vous perdez le client sur la marque, mais vous le gagner sur une autre.
Après, c’est aux brasseurs artisanaux (hommes et femmes bien entendu), aux cavistes, aux autrices et auteurs, de diriger les clients vers des produits purement indépendants et artisanaux. Les grands groupes perdent des parts de marchés, certes de manière infime, mais si ces stratégies de leur part existent, c’est qu’ils se méfient de voir fondre leurs chiffres au fur et à mesure. Surtout que la tendance est au consommer local, au “Do It Yourself » (home brewing), donc les gens vont plus se diriger vers l’artisan que l’industriel, surtout après la crise sanitaire et les confinements qui ont amené beaucoup de monde à reconsidérer son mode de vie en sus des prises de consciences écologiques.
Enfin, dernier point, et pas des moindres (et suggéré par mon copain Yann du Sous Bock), sans ces industriels, les fournisseurs de matières premières telles que le houblon ou le malt seraient très faible en France. En effet, comme toutes les grosses usines, c’est une nébuleuse de fournisseurs qui se créent autour pour optimiser les coûts de production. De fait, si on a bien des malteries et houblonnières indépendantes qui se constituent de plus en plus, sans les industriels, notre volume de matières premières serait très faible car nous n’aurions pas non plus ces gros fournisseurs qui existent depuis longtemps, et fournissent aussi les brasseries indépendantes.
Ne pas diaboliser mais rester vigilant
Alors pour revenir au titre, faut-il diaboliser les industriels? Je me fais l’avocat du diable en vous disant que non, c’est inutile, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut les laisser agir en toute impunité.
Ma vision des choses est qu’il faut rester vigilants, car plus un groupe est gros, plus il saura agir avec fourberie, et fera tout pour mettre des bâtons dans les roues de ses concurrents, aussi petits soient-ils.
Leur atout majeur c’est l’argent. Comment résister face à des portefeuilles aussi gonflés après tout? Un investisseur veut ouvrir un bar, un complexe commercial ou autre, et veut avoir des produits artisanaux? Si un gros industriel passe et lui propose un contrat brasseur avec des facilités financières, bien souvent il va aller vers la facilité au détriment de son choix initial. Cela reste hélas du business au-delà de l’éthique de la chose. Le nombre de bars qui pullulent sous contrats brasseurs (nous y reviendrons d’ailleurs sur ce sujet) est impressionnant. Forcément, on vous propose de l’argent, un volume régulier, du mobilier, comment résister avec tant de facilités alors que si vous êtes parti sur un projet de bar indépendant, vous devez apporter beaucoup plus de finances et de matériel, travailler sur vos fournisseurs, et j’en passe.
Bien sûr, on a désormais beaucoup de cavistes et de bars à crafts, mais leur nombre est inférieur à ceux sous contrat brasseur. Cependant, de plus en plus de bars, mêmes les plus classiques, proposent des bouteilles locales voire un bec local, malgré leurs contrats. De même, on voit le phénomène à Marseille, certains bars sous contrats, décident de s’en affranchir au bout d’un certain temps pour proposer une gamme oscillant entre produits industriels et produits artisanaux pour élargir son champ d’action et donc sa clientèle.
Enfin, la vigilance sur les industriels doit aussi se faire sur leurs actions en dehors du craft washing, surveiller leurs intégrations verticales comme en Afrique où ils prennent le contrôle des matières premières en rachetant les fournisseurs et verrouillant le marché aux petits. Une stratégie qui est anticoncurrentielle, éthiquement immonde, mais qui existe. C’est aussi pour cela que la filière brassicole se dote de plus en plus d’houblonnières, de malteurs, de fabricants de levures, la sphère brassicole indépendante parait petite, mais regroupée à l’échelle mondiale, elle pèse et elle n’a pas besoin de diaboliser l’industriel, elle est capable de l’affronter et se jouer de lui.
Donc au final, l’industriel, si on reste vigilant, peut être utile au milieu craft, mais pour cela, il faut que tous les acteurs soient solidaires et agissent avec la meilleure des synergies.
En conclusion, comme dirait le fameux guide intergalactique Don’t Panic!
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