Je vous ai déjà fait une topo sur l’histoire de la Guinness, et nous en ferons sur d’autres marques et brasseries connues, et aujourd’hui, on va parler de la brasserie qui renaît de ses cendres (oui comme Grimbergen) et dont le verre paraît aussi gros et costaud qu’une carafe (non mais vous avez vu la taille du verre?), j’ai nommé Hoegaarden!
Alors je vous rassure, je reste toujours sur l’artisanal, mais j’aime aussi parler de l’histoire de la bière, et de ses acteurs car ils ont leur importance pour comprendre l’état dans lequel se situe le marché brassicole actuel. Et vous allez voir que le blog va de plus en plus se tourner vers un bel historique de la bière en général, mais toujours ponctué de tests et de petites actus, je vous rassure!
Les origines de Hoegaarden
Alors, il faut savoir que Hoegaarden est une ville, dont la brasserie qui est sur place a pris le nom. On trouve déjà des traces de brasserie en 1318, rien d’étonnant quand on sait que les brasseries avaient pignon sur rue avant la révolution industrielle.
On parle souvent de bière blanche avec Hoegaarden, et la raison est simple, le froment, utilisé dans la bière blanche, est abondamment cultivé dans la région, ce qui a incité les brasseries à brasser en majorité ce type de bière.
Chose amusante, voire étrange, les brasseries n’ont jamais vraiment été concernées par les taxes du Prince-évêque de Liège, qui officiait à l’époque, en effet, les brasseries de la ville étaient les seules qui n’étaient pas soumises à ces taxes, ce qui leur a permis de prospérer relativement en paix. On comptait 2000 habitants et 38 brasseries en 1758, soit 1 brasserie pour 53 habitants, un nombre élevés de lieux de brassage permettant à la ville de se développer et de s’enrichir.
Ce n’est qu’après la révolution française et l’amélioration des réseaux routiers associé au succès grandissant de la Pils que les bières de Hoegaarden perdent en notoriété, mais restent actives jusqu’à la seconde guerre mondiale qui, un peu partout en Europe, mettra un coup d’arrêt sévère à l’industrie brassicole.
En 1957, la brasserie Tomsin sortira les derniers fûts de Hoegaarden blanche authentique, car si les brasseries ont réussi à résister face à la guerre, un autre ennemi était là et avait commercialement bien grignoter les parts de marché des brasseries de notre petite bourgade.
La renaissance de Hoegaarden
Une ville ennemi avait petit à petit réussi à se faire sa place et causer du tort à nos amis de la bière de froment. Louvain, petite bourgade qui ne vous dit sans doute rien mais qui est le berceau d’une Lager brassée en 1926 sous le nom de Stellamass, qui sera plus tard la fameuse Stella Artois.
La Lager est arrivée suite aux nombreux progrès survenus après la révolution, déjà sans revenir sur son histoire, le mot Lager signifie en gros “stocker”, car c’est une bière qui se conservait facilement, et économiquement c’est parfait. Très populaire en Allemagne, ce style s’est démocratisé en Belgique durant la 1ere guerre mondiale, et le courant est resté, Hoegaarden ayant fait office d’irréductible Belge (et pas Gaulois du coup) face à cette vague de Lager tout autour d’elle.
La brasserie Tomsin dont nous parlions plus haut, n’a pas vraiment su faire face à cela, et à la mort de son propriétaire, celle-ci ferma. Un de ses employés, Pierre Celis, en fut très affecté, devenu entre temps laitier, il avait du mal à réaliser que Hoegaarden n’avait plus aucune brasserie. Notre ami Pierre décida d’agir et après avoir levé des fonds auprès de son entourage il commença à brasser une bière pour finir par fonder la Brasserie de Kluis (qui signifie Le Cloître, en hommage aux racines monastiques de la bière).
Avec une bière jugée impeccable et un marketing bien huilé (son slogan c’était “la bière de Hoegaarden est immortelle!”) sa brasserie connu un franc succès sans discontinuer durant une bonne vingtaine d’années. Sa démarche a eu du succès au départ sur le plan local, les habitants étaient heureux de retrouver une brasserie, puis, avec le nombre croissant de Pils et de Lager industrielle, l’idée d’avoir un produit artisanal fit des émules et le succès se propagea à travers toute la Belgique les années qui suivirent le démarrage des premiers brassins.
Le succès dura ainsi jusqu’en 1985, l’année où les choses ont basculées donnant à l’histoire une toute autre tournure.
Le feu s’en mêle
1985 ne sera pas une bonne année pour notre ami, un incendie ravage la brasserie De Kluis et, à cause d’une mauvaise gestion de son assurance, Pierre se retrouve obligé de demander l’aide d’autres brasseurs pour pouvoir reconstruire son activité.
C’est là que la surprise est de taille, une aide inattendue arrive tout droit de Louvain, la brasserie Artois se manifeste et propose à notre ami de prendre 45% de ses parts de l’entreprise. Ironique quand on sait que Stella a contribué justement au déclin des brasseries de Hoegaarden.
Dans un embarras total, Pierre accepte l’offre et c’est là qu’il s’aperçoit qu’il a malheureusement ouvert une véritable boîte de pandore.
En fait, Stella avait depuis longtemps voulu dominer le marché Belge de la bière, et celle-ci a établi des ententes avec la brasserie Piedboeuf située à Jupille-sur-Meuse (Jupiler si vous ne situez pas la brasserie derrière ce nom) quelques années auparavant pour fusionner en 1987 et devenir Interbrew.
Celis se retrouve face au groupe Interbrew qui dispose d’une grande part d’actifs dans son entreprise, et quand on a affaire à un groupe, on oublie le côté “humain” forcément et notre pauvre entrepreneur se retrouve rapidement confus face à des actionnaires qui ne voient que le profit à court terme, et Pierre va vite comprendre la fourberie de Interbrew quand le groupe déposera “Hoegaarden” comme marque commerciale, lui volant ainsi la propriété intellectuelle de son travail, du nom jusqu’au logo, Pierre avait, sans doute par naïveté, perdu le fruit de son labeur face à un groupe d’actionnaires sans scrupules…. D’où l’importance de toujours bien se protéger!
Interbrew en dominant la brasserie De Kluis avait pour projet de considérablement augmenter le volume de production de la Hoegaarden, au grand dam de Pierre qui s’est du coup, bien vite retrouvé sur le carreau et ne voyant plus d’issue, il vendit ses parts restantes et déménagea au Texas, à Austin pour fonder une autre brasserie, la Celis Brewery dont nous parlerons ultérieurement dans notre article.
L’ascension de Hoegaarden comme marque mondiale et industrielle
Suite à l’abandon de Celis, Interbrew avait champ libre pour faire de la Hoegaarden ce qu’elle désirait, et suite à l’entrée de Interbrew chez AB Inbev, le potentiel industriel s’en retrouva vite décuplé.
La brasserie De Kluis sera renommée en brasserie Hoegaarden, plus facile pour le “branding” et pour conter l’histoire de la brasserie. Le groupe va exporter la bière dans plus de 70 pays, rendant la petite ville célèbre dans le monde entier.
De nombreuses déclinaisons suivront, comme la Hoegaarden Rosé par exemple, mais le marché est demandeur majoritairement de la classique blanche, et la production actuelle est d’environ 900 000hl par an.
De nos jours, donc, la bière est incontournable, déjà elle fait partie de AB Inbev qui est quasi omniscient dans le secteur de la bière, qu’on le veuille ou non, on retrouve leurs marques et celles de leurs concurrents dans toutes les enseignes commerciales et les bars, de ce fait, il est impossible de se détourner de la Hoegaarden, très souvent prisée l’été et bue en terrasse avec une rondelle de citron à l’intérieur (mais arretez de faire ca d’ailleurs!)
Et pendant que les actionnaires faisaient fructifier leurs profits sur le dos de la naiveté de Pierre Celis, celui-ci entama une toute autre aventure.
L’épopée Américaine de Pierre Celis
Fraîchement débarqué et libéré de ses actifs qu’il donna au groupe Ab Inbev, Pierre se lança en 1992 dans la création d’une autre brasserie, la simplement nommée Celis Brewery. Il s’installa à Austin, au Texas, région où, d’après ses dires, les gens parlaient avec un flot de paroles suffisant pour qu’il puisse comprendre l’Anglais qu’il maîtrisait doucement.
Le marché américain n’est pas très branché bière de froment, on est ici aussi beaucoup sur la Lager à l’époque, la bonne vieille Pale Ale des familles etc… mais la même année, une brasserie du nom de New Belgium (tiens tiens) a sorti une bière blanche nommée Sunshine Wheat qui connu un franc succès… pour Pierre c’était l’occasion de faire ce qu’il savait produire de mieux, une bière blanche!
La Celis White sorti des cuves très rapidement et connu un grand succès, le père de la Hoegaarden n’avait pas perdu son savoir-faire et pour cause, il utilisa la recette originelle de sa fameuse bière Belge volée avec malice par les actionnaires d’Ab Inbev.
Sa bière remporta des médailles à divers concours comme le Great American Beer Festival, qui est le concours le plus exigeant du pays. Notre ami eu même de très belles critiques de l’association des brasseurs américains encore toute jeune à cette époque.
Le succès fut tel qu’un groupe bien connu du nom de Miller commença à observer de loin notre ami Belge. Il lui fit une proposition alléchante, c’est à dire des moyens de productions supplémentaires et un accès à son réseau de distribution, permettant ainsi à sa brasserie de se diffuser. Miller voyant le succès critique de la bière jugea bon d’investir chez Celis car ils souhaitaient accéder à de nouveaux marchés et quelques temps plus tard, Pierre céda sa brasserie au groupe Miller en 1995 (ca devient récurent chez Pierre Celis oui!).
Celis resta toutefois dans le groupe, bien qu’il céda le contrôle, il fit finalement la même erreur qu’en Belgique. En effet, Miller a investi en visualisant le succès critique et un possible potentiel de la bière de Celis, mais le groupe ne tarda pas constater que malgré les bonnes critiques, la bière mettait du temps à convaincre sur le marché et donc à faire du bénéfice par rapport aux autres styles beaucoup plus répandus. Très vite le groupe d’actionnaire a fait part de son mécontentement et Celis se retrouva une nouvelle fois pris au dépourvu face à la grogne.
En 1997 le groupe cessa la marque et céda en 2000, aux enchères la brasserie et ses droits à la micro-brasserie artisanale Michigan Brewing Company.
Une happy end ?
Au final, Coors, groupe concurrent de Miller créa la Blue Moon, mais sa stratégie diffère quelque peu, ils allèrent en Belgique et adaptèrent leur bière blanche Belge au palais américain, le paris fut risqué surtout dans le mouvement craft qui s’accélèrent avec notamment Samuel Adams qui entra sur le marché avec lui aussi une bière blanche. Finalement Blue Moon réussi peu à peu à gagner des parts de marché, mais non sans mal, Miller lui, n’a pas eu la patience d’attendre vraiment et s’adapter pour le public de masse.
Pourtant la bière de Celis fut acclamée, notamment par Michael Beer Hunter Jackson qui lui donna 4 étoiles, mais ca n’a pas suffit.
Michigan Brewing décida d’ouvrir la brasserie de 2002 à 2012, celle-ci fermera ses portes en 2012, occasionnant de trop grosses pertes pour ce petit groupe du craft américain. La marque fut cédée à Craftbev Intl. Pour l’anecdote, lorsque Michigan vendit ses parts, ils les vendit à Millercoors, mais Celis fut vendu à part à Craftbev Intl. Enfin, dernière petite anecdote amusante Michigan Brewing avait créé la Badass Beer, brassée avec le musicien Kid Rock.
Après la cession en 2012, Craft Bev, en association avec Christine Celis, fille de Pierre décédé en 2011 à l’âge de 86 ans, décida de refaire vivre l’héritage de son père. Toutefois, pour diverses raisons les choses ne se firent pas comme prévu et en 2017, Craft bev conclut un accord pour céder tous les droits de la marque à Christine.
Christine décida finalement de rouvrir la brasserie de son père et d’utiliser ses recettes, elle ouvrit donc la brasserie en s’associant avec sa fille Daytona, devenant ainsi la 3eme génération de brasseurs de la famille après Christine. La brasserie s’installa de nouveau à Austin et commença à produire dès 2018, espérant atteindre les 10 000 barils la première année.
En 2019 la brasserie fit face à de réels problèmes financiers, et fut placé en redressement judiciaire, Catherine déclara que tout était mis en oeuvre pour palier aux difficultés rencontrées sans toucher un cheveu de l’héritage du produit laissé par son père. Ceci datait de Juillet 2019, à ce jour, en Mars 2020, la brasserie tourne toujours et se veut très active, on ne sait pas encore si Catherine a su redresser la barra…. Verdict peut être dans quelques mois.
Et Hoegaarden au fait?
Ah mais oui! Avec tout ça j’ai oublié de vous parler de notre marque Belge bien connue! Vous vous en doutez, la marque prospère toujours aussi bien pour le groupe Ab Inbev, rien d’étonnant, toutefois, la brasserie fit face à un sacré tollé lorsqu’elle décida de déménager sa production à Louvain, chez l’ennemi Jupiler!
Problème, les habitants sont devenus furieux de perdre leur brasserie, mais en plus, Louvain n’est pas basé sur la même eau, et la bière n’était donc plus la même pour les consommateurs…. Devant la pression sans cesse grandissante, le groupe décida finalement de tout relocaliser à Hoegaarden mais son image de marque prit un sale coup.
En conclusion
Comme vous avez pu le lire, derrière une bière industrielle se cache toujours une histoire assez passionnante, le but n’est pas de leur faire de la pub, comme je l’ai souvent dit, les industrielles existent, et il faut vivre avec, et parfois même on consomme leurs produits ou on a même commencé avec leurs produits, juste je n’aime pas leurs stratégies et là encore, avec ce que Ab Inbev a fait à Celis puis Miller, on voit bien que tout n’est que profit sans pour autant agir avec justesse.
Car c’est là l’idée, toute entreprise, que ce soit une Nanobrasserie, un auto entrepreneur ou un industrielle a besoin de profit, le but même c’est vivre de son produit et non pas survivre, il y a toutes sortes de mentalités, mais il ne faut jamais oublier le but d’une entreprise quelle qu’elle soit. .
Après, ici, avec Celis on voit clairement que se faire racheter n’est pas toujours une bonne idée et ce pauvre Pierre en a fait les frais, toutefois, on ne peut lui reprocher sa volonté et sa passion et ce qui est plaisant ici, c’est de poser un nom sur Hoegaarden, Pierre Celis, un nom à ne pas oublier car avant d’être un produit de masse, c’est avant tout le produit d’un homme seul, qui s’est épris d’un élan nostalgique et a bravé le marché de la bière dominé par le Lager pour finir par attirer le regard du plus gros acteur du pays (voire même du monde maintenant) avant de se créer une autre vie aux USA pour ensuite créer 2 autres générations de brasseurs, que sont sa fille et sa petite fille, et en soi le plus intéressant ce n’est pas de faire une éloge de comment une marque est devenue si puissante, mais surtout de découvrir d’où elle vient surtout, car au tout début on l’a vu, ce n’était qu’un petit établissement modeste à l’échelle de ce que c’est devenu.
Non, ici ce qui se reflète c’est d’abord que la puissance d’un groupe ne reculera devant rien pour mettre en place ses profits, quitte à maltraiter et manquer de respect son fondateur, et enfin que derrière un échec, on peut toujours rebondir et Celis l’a prouvé en laissant derrière lui un héritage connu par le milieu, et qui, espérons le, sera de nouveau reconnu grâce au travail de ses enfants, qui, espérons-le sauront redorer le blason du travail de Pierre Celis, l’homme qui fut derrière la fameuse Hoegaarden, chapeau bas Monsieur!
Sources :
Bieronomic – Johan Swinnen / Devin Briski
https://fr.wikipedia.org/wiki/Brasserie_Hoegaarden
https://la-cave-de-gambrinus.com/hoegaarden/
https://onthedotwoman.com/woman/christine-celis-and-daytona-camps
https://en.wikipedia.org/wiki/Celis_White#cite_note-beerpulse.com-8
http://www.brewersguardian.com/index.php/brewing-features/international/1291.html
https://www.brewbound.com/news/17-years-celis-family-reclaims-name
http://belgianbeerspecialist.blogspot.com/2011/04/pierre-celis-conversation-in-hoegaarden.html
https://www.brewbound.com/news/celis-brewery-files-for-bankruptcy-foreclosure-auction-canceled